Sans surprise aucune de la part de Leo, la salle de réception du Claridge's est bondée et ce malgré son agent lui assurant qu'il s'agissait d'une "petite soirée, très privée". Reniflant d'un air dédaigneux et se promettant de ne jamais plus accepter d'invitation hasardeuse, il prend une coup de champagne et examine la salle d'un oeil critique. Evidemment, il connait la plupart des gens, ce n'est pas pour rien que l'Angleterre a cette réputation de n'avoir que vingt acteurs. Mais entre connaitre quelqu'un et vouloir passer la soirée avec eux, il n'y a pas un fossé mais tout le Grand Canyon. Dans un soupir, il décida tout de même de se mêler à la foule, sachant parfaitement qu'il se devait d'entretenir quelques relations et de faire bonne figure - si ce n'était pour sa réputation (bien amochée depuis ses vingt-cinq ans) au moins pour sa carrière. C'est ainsi qu'il se retrouva à discuter de choses et d'autres avec le show-runner de Doctor Who, celui qui avait pris la relève depuis une petite dizaine d'années déjà et avait fait renaitre la série de ses centres après quelques dramatiques saisons. Leo rit à la remarque tant attendue - "un acteur anglais n'ayant pas joué dans Who, c'est un sacrilège!" - et répondit simplement qu'il leur faudrait contacter son agent, n'étant lui-même pas contre l'idée d'apparaitre dans la série. Une actrice, qu'il connait vaguement pour avoir tourné dans une adaptation de Jane Austen avec elle, se joint à eux au bout de quelques minutes, ce qui lui donne une raison pour s'éclipser rapidement. Il est d'ailleurs près du bar, demandant quelque chose de plus fort que leur champagne hors de prix, lorsqu'elle entre dans la salle.
Impossible de la rater, avec cette chevelure rousse qui semble en feu sous la lumière tamisée de la salle. Cheveux parfaits, robe parfaite, corps évidemment parfait, Leo ne la quitte pas du regard alors qu'elle se fait un chemin à travers la foule. Il prend le verre de whisky que lui tend le serveur sans vraiment regarder ce qu'il fait, en boit une longue gorgée pour faire disparaitre le poids soudainement apparu dans son estomac. Elle n'a pas changé. Vieilli, oui, mais comme tout le monde. Mais l'âge n'a pas altéré ses traits délicat, son visage rond de femme-enfant qui l'a toujours tant fasciné lorsqu'ils tournaient la trilogie. Cela fait plus de dix ans qu'ils ne se sont plus vus, plus parlés, ne feignant même pas une quelconque amitié une fois le tournage terminé. Il sait ce qu'elle est devenue, évidemment. (Non, il ne suit pas sa carrière de près, mais dans le métier, tout se sait.) Et il se demande si elle sait déjà, si son agent l'a prévenue de "petit projet" qu'ils ont en commun, parce qu'apparemment les gens pensent que des retrouvailles sont de rigueur et que leur alchimie peut encore crever l'écran, quinze ans plus tard. Il se demande quelle a été sa réaction en l'apprenant, si elle a cassé un vase, juré, refusé, et quels ont été les arguments pour que, au final, elle l'accepte. Et puis, parce qu'il est égoïste et qu'on ne se refait pas, il se demande si il lui a manqué autant qu'elle lui manque. (Non pas qu'il soit stupide au point d'appeler ça de l'amour, ou n'importe quelle autre terminologie à l'eau de rose. Il a bientôt quarante ans, merci beaucoup, il n'est plus victime de ces béguins d'adolescents. Mais ce serait mentir de dire qu'elle ne l'a pas marqué, d'une manière ou d'une autre. Ou alors ce sont leurs rôles qui ont eu une si grande impression sur lui, il n'en sait rien.)
Avalant le reste de son verre en une gorgée, il le pose sur le comptoir et se faufile entre les gens pour s'approcher d'elle, un sourire suffisant déjà collé aux lèvres, comme par réflexe. Elle a toujours fait remonter le pire en plus, il n'y peut rien.
- Tiens, tiens, tiens, une revenante.
Il attend qu'elle se retourne sur lui pour lui offrir son plus beau sourire, main dans les cheveux - chassez le naturel, il revient au galop - et déjà préparé à recevoir un soupir ou des yeux au ciel. Il n'est pas fou au point de se pencher vers elle pour déposer un baiser sur sa joue, néanmoins.
- Comment vas-tu depuis tout ce temps, Red ?

Ce sourire si caractéristique, qu'elle maitrisait tellement bien à l'époque, accueille Leo immédiatement et il se sent déjà revenu des années en arrière. C'était ce même sourire qu'elle utilisait pour lui dire bonjour le matin, signifiant clairement que le jour ne serait pas si bon que cela pour elle. Il avait toujours été fasciné de voir la différence entre Jessie et Lily, de voir ses talents d'actrice à l'oeuvre pour faire croire qu'elle était réellement amoureuse du mec lui donnant la réplique. Il n'a jamais douté ses talents d'actrice, bien au contraire, mais c'est son sourire en particulier qui l'avait marqué. Ce sourire qu'elle arrivait à faire passer même dans ses yeux. Lorsqu'ils avaient gagné le BAFTA du meilleur scénario adapté, il savait que cela avait beaucoup à voir avec elle et peu avec le scénario en lui-même - qui était pourtant brillant, que l'on ne dise pas le contraire.
Alors il fait ce qui lui semble le plus logique, répondre à ce sourire par un des siens, ironique et arrogant à souhaits, tout en portant la coupe de champagne à ses lèvres avec un haussement de sourcil. Le tout signifie clairement "va y, je te mets au défi de faire une scène, ça peut être drôle", parce qu'il sait très bien qu'elle ne répondra pas aussi facilement aux provocations faciles. Cela fait bien longtemps qu'elle ne répond plus qu'avec des remarques venimeuses, lorsqu'elle daigne répondre.
- Ca te réussit bien, répondit-il simplement, sans une once de sarcasme dans la voix.
Il ne se cache pas de la regarder de haut en bas en le disant, et ce qui pourrait être une pique n'est rien d'autre que la vérité. Elle est sublime, ce serait mentir que de dire le contraire.
Il finit sa coupe en une gorgée et lui prend la sienne, vide, délicatement des mains, pour les poser sur le comptoir du bar et en prendre deux, pleines, dont une qu'il tend à Jessie. Les bonnes manières avant tout, une petite voix qui ressemble étrangement à celle de sa tante, lui dit, et il offre un sourire de plus à la rouquine.
- Dois-je te rappeler que tu n'as que deux petites années de moins que moi ? Alors mon grand âge et moi...
Bref sourire sarcastique caché derrière une gorgée de champagne. Il doit faire attention, ou il finira ivre avant la fin de la soirée. Pas le genre de trucs qui fait une bonne publicité, alors autant l'éviter comme la peste. Il voit déjà les grands titres. "Leo Lawrence saoul après ses retrouvailles avec Jessie Jenzell". Les shippers s'en frotteraient les mains pendant des mois. Peut-être qu'il s'arrangera pour être pris en photo avec la belle pendant la soirée, histoire de leur donner de quoi s'occuper un peu. Il voit déjà les montages photos d'ici, quai de la Voie Neuf Trois-Quart et Daniel Radcliffe compris.
- Pas de bimbo ce soir. Mais tu es là, la vie reprend tout son sens.
Deux peuvent jouer à ce petit jeu, après tout, cela ne fait de mal à personne. Elle avec son cynisme à toute épreuve et lui avec ses remarques pseudo-séductrices à deux balles. C'est comme s'ils ne s'étaient jamais quittés.